Vingt stations
de Ahmed Tiab

critiqué par Débézed, le 7 avril 2021
(Besançon - 77 ans)


La note:  étoiles
Voyage à travers une vie
Un homme hagard, perdu, le narrateur, prend le tramway arrêté justement devant lui, c’est un nouveau mode de transport urbain dans la ville. Il ne sait pas où il va, il se laisse aller au rythme des stations, des montées et des descentes de voyageurs. Son périple devient une traversée de la ville qu’il redécouvre au fur à mesure que défilent les vingt stations du parcours de la ligne. Chaque station évoque un moment de sa vie et un aspect de la ville et de la vie qui y trépide. A la première station il se souvient de son enfance en voyant monter les enfants qui rejoignent leur établissement scolaire. A la station suivante, il se souvient de la violence qui a baigné son enfance : la mère volage et battue par un père violent et encore plus volage, la grand-mère méprisante qui a réussi à chasser cette mère maltraitée et maltraitante, les gamins de l’école qui le prenait pour leur tête de Turc… Et le voyage continue comme ça, enchaînant la répudiation de la mère, l’arrivée d’une jeune marâtre, la découverte de l’amour avec celle-ci, la mort du père…

Et ainsi de suite, au fur et à mesure de la montée des passagers et du défilé du nouveau paysage urbain, le voyageur revit sa vie, l’aventure qui l’a amené dans la situation déplorable qu’il connait aujourd’hui. Cette histoire c’est l’histoire d’un citoyen tout à fait ordinaire, honnête et travailleur qui ne rêve que de construire un foyer chaleureux et amoureux. Mais la vie en a décidé autrement, dans un pays plein de haine et de tension, il a eu la malchance de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Il refuse la fatalité, demande la justice qu’il n’obtient pas, il crie alors vengeance !

Cette dramatique aventure c’est celle de l’Algérie coincée entre la violence des « ninjas » nationalistes et celle des islamistes intégristes. Le héros ne veut ni de l’une ni de l’autre mais il les subira tout de même. Ce magnifique texte est un cri de douleur, de colère, de désespoir qui génère la pitié et l’empathie pour cette innocente victime. Qu’elle tristesse de voir un si beau pays s’infliger des telles souffrances. « Plus personne ne lève les yeux pour admirer ces visages pétrifiés, témoins silencieux de la déliquescence d’une ville où chacun demeure le dos cintré sous le poids de sa pénible existence et semble incapable de voir le bleu fabuleux dont le ciel lui fait don tous les jours ».

Le narrateur n’hésite pas à pointer son doigt dans la direction de ceux qui n’ont rien fait pour sauver le pays mais qui, tout au contraire, ont cultivé la violence et la haine au détriment des innocents. « Ils ont fait comme pour la dernière guerre, arrangé l’histoire pour rendre le présent acceptable ». la plaie est immense, la cicatrisation n’est pas encore envisageable. « Nous le savons tous, le pardon ne suffira pas car il n’est pas né de la justice. Celle-ci fut dispensée avec désinvolture par un pouvoir douteux. Les haines sont toujours là, enfouies sous les faux-semblants ».

J’ai admiré ce texte magnifique qui s’enroule comme une rapsodie pour ramener le narrateur au début de son histoire oubliée sous la violence des événements. Un réquisitoire sans concession pour dénoncer tous ceux qui ont fait de ce pays de cocagne un bagne au service d’un pouvoir dictatorial.